Buick et bas coutures -31- La fin

Toutes les belles histoires ont une fin, il en va ainsi, même pour celle-ci. Nous avons pu suivre au fil des chapitres l’histoire de cette famille, vue par les yeux d’un enfant qui devient adolescent au cours de l’histoire.  Une famille oui, mais avec une mère pas tout à fait comme les autres. Son ombre plane au long du récit, quelques dizaines de paires de bas achetées dans un petit négoce, qu’elle enfilera, enlèvera, exposera au vu de tout le monde pour notre plus grand plaisir.  Même si ce plaisir reste avant tout cérébral, les images suggérées sont autant parlantes que des photographies.
Mais peut-être, la grande vedette est cette Buick qui n’en finit pas de faire le coup de la panne. Pour ceux qui connaissent ce genre de voitures, ils savent qu’elles ont à quelque part, une personnalité. C’est un peu comme ces locomotives à vapeur qui nous suggèrent qu’elles respirent, qu’elles peinent ou qu’elles sont de bonne humeur.
Quand j’ai lu ce texte pour la première fois, je me suis projeté un film mental à la Tinto Bras, toujours démonstratif dans ce fétichisme qu’il affectionne de bien des manières. Je dois reconnaître que son cinéma n’est pas que de l’érotisme filmé au premier degré. Il y a ce petit plus qui enveloppe les images de rêveries. Il en va de même pour le récit que nous avons parcouru au fil des semaines. C’est du cinéma que l’on projette sur un écran qui n’a de limites que notre imagination.

Merci à l’auteur de nous avoir organisé une séance dans une salle où nous sommes dans les nues, assis sur des nuages.

Je vous laisse avec lui pour ce dernier chapitre qui porte le titre prédestiné: la fin.

Cela continue à la rentrée 63. Ma mère ne connaît plus de limites dans son comportement. La mode des grands jupons et passée et elle porte de plus en plus souvent des petites combinaisons qui remontent avec ses robes quand elle s’assoit, plus rien ne fait obstacle à l’exposition de ses culottes en toutes circonstances.

En plus elle supporte de moins en moins les caprices incessants de la voiture et passe ses colères sur mon père, lui reprochant le plus souvent de faire exprès de tomber en panne pour la ridiculiser. En cela, elle est d’une parfaite mauvaise fois car elle tombe tout aussi souvent en panne quand elle prend la Buick, mais là aussi, c’est forcément à cause de mon père qui l’a mal conduite auparavant.

Le résultat de ces caprices désagréables survient pendant les vacances de Noël. Face à sa femme qui devient de plus en plus imprévisible et à une voiture ingérable, mon père tombe malade. Le docteur diagnostique une dépression.

La vie à la maison devient vite impossible. D’un coté ma mère qui s’obstine à ne pas voir la raison de cette dépression et de l’autre mon père qui est incapable d’assumer. Il va travailler quelques jours entre deux arrêts mais nous n’avons plus aucune vie sociale. Le dimanche il reste au lit pendant que ma mère continue à essayer de faire bonne figure en sortant seule avec moi.

Malgré les difficultés qu’elle rencontre avec la Buick, elle la prend encore le week-end quitte à se faire pousser à chaque mise en route. Dans la semaine nous n’utilisons pratiquement plus que la quatre chevaux.

C’est un dimanche après midi du mois de mars que la situation va brutalement évoluer. En repartant du CAF avec ma mère, la Buick ne veut, une fois de plus, pas démarrer et malgré les efforts d’amis qui nous poussent longuement nous sommes finalement obligés de la laisser sur le parking et de nous faire raccompagner.

Dans leur voiture, ma mère déclare tout d’un coup.

– La Buick est trop vieille, il faut qu’on la remplace.

Et une fois à la maison, elle va voir mon père qui lit dans son fauteuil et lui fait part de sa décision. Je le vois d’abord incrédule, mais elle confirme qu’elle veut bien changer la Buick, à une condition, que notre nouvelle voiture soit encore une décapotable américaine. Après tout, nos finances se sont bien améliorées et avec un emprunt nous devrions pouvoir trouver une occasion récente.

Durant la semaine qui suit, la Buick retourne une dernière fois chez Omar pour qu’il la fasse tenir encore quelques semaines le temps de lui trouver une remplaçante. Cela ne tarde pas, mon père qui va tout d’un coup beaucoup mieux trouve une voiture récente. Bien sûr, ce n’est pas une grosse Buick mais une « petite » Plymouth Valiant décapotable de 1959.

Devant l’amélioration spectaculaire de la santé de mon père, ma mère accepte et trouve la Valiant très belle, sa couleur rose avec des filets noirs lui plaisent beaucoup. L’affaire est conclue, nous aurons notre nouvelle voiture le samedi qui suit, juste avant le 1er mai 1964.

La première chose que je remarque quand mes parents ramènent notre nouvelle voiture, c’est que les portières s’ouvrent dans le bon sens et qu’on ne verra plus les culottes de ma mère. La Valiant et plus petite et sa couleur ne me plait pas vraiment, mais je la trouve parfaite soulagé de ne plus voir la Buick sur le trottoir de l’immeuble. Finalement tout le monde est content.

Bien sur, il ne faut pas rêver, ma mère ne change pas de comportement du jour au lendemain. On ne change pas huit ans d’habitudes comme ça. Mais progressivement, elle perd sa manie de relever systématiquement sa jupe en s’asseyant, en public d’abord puis, plus tard, aussi dans la voiture. Même si avec des robes larges, elle continue longtemps à les relever sur le dossier de son siège pour ne pas s’asseoir dessus.

Mon père de son coté, reprend le dessus et hésite moins à lui faire des remarques quand elle montre trop ses dessous. En plus l’arrivée de la mode des jupes plus courtes va paradoxalement l’y aider.

Un samedi soir, mon père donne un cours particulier au collège et ma mère doit passer le prendre pour aller à une soirée. Quand elle est prête à partir, je reste ébahi. Elle porte une nouvelle robe Courège noire et blanche, à la jupe trapézoïdale qui s’arrête quinze bons centimètres au-dessus du genou, on voit facilement trois centimètres de peau au-dessus de ses bas retenus par des jarretelles blanches. Je regarde par la fenêtre quand elle s’en va dans la Plymouth, la robe lui est remontée au nombril, elle est assise en culotte et porte-jarretelles !

J’imagine que mon père va être malade de la voir arriver dans cet accoutrement pour aller à leur soirée et je crains qu’il ne retombe malade. En fait, je n’entends parler de rien le lendemain et ne remarque rien d’anormal. Une dizaine de jours plus tard nous sommes invités un dimanche chez des amis. Au moment de partir, ma mère a remis la robe Courège. Mon père la voit et lui dit sur un ton peu amène.

– Je t’ai demandé l’autre soir de ne plus mettre ces bas avec cette robe. On voit tes jarretelles même quand tu es debout, c’est ridicule ! Ma mère répond très conciliante.

– Je t’en prie mon chéri, j’ai oublié d’acheter d’autres bas et je suis absolument incapable de sortir jambes nues. Je te promets que c’est la dernière fois, mais laisse moi porter ma nouvelle robe aujourd’hui. Mon père se contente de lui demander.

– Tu me promets que tu iras acheter d’autres bas ?

– Promis juré! Répond ma mère soulagée. Nous passons une bonne journée et mon père ne lui fait pas d’autres remarques, bien qu’on voit largement sa culotte et toutes ses jarretelles quand elle est assise.

Et en effet, le samedi suivant, ma mère remet la mini-robe pour descendre en ville avec mon père et moi. Elle porte des bas fumés dont on ne voit pas le haut quand elle est debout. Elle a tenu parole et pour la première fois elle ne porte pas ses bas noirs à coutures.

Ainsi au cours des semaines les choses s’arrangent même si nous avons tous la déception de constater que la Valiant se noie facilement lors des démarrages à chaud et il faut alors la pousser car elle n’a pas de manivelle. Enfin, un matin de juillet pour notre départ annuel en France, je constate qu’elle est jambes nues. C’est la première fois depuis début 59, depuis presque six ans qu’elle ne porte pas de bas. Bien sûr, le soir même, les vieux bas noirs sont de sortie pour aller dîner au restaurant de l’hôtel en Espagne.

Puis à Auch, ils alternent avec d’autres bas plus modernes en fonction de la longueur des jupes, mais elle ne va pas jusqu’à se mettre une seule fois jambes nues de tout l’été 64, on est à Auch tout de même ! Et les quatre ou cinq fois où il a fallu pousser la Plymouth qui était noyée ma mère a retroussé sa jupe à la taille derrière le volant dans un réflexe encore pas oublié.

De retour à Casablanca, les bas noirs à coutures ne sortent d’abord plus que le week-end ou pour les fêtes, et ils disparaissent petit à petit. Je les revois encore une fois pour le réveillon du 31 décembre1966 et une dernière fois un peu plus d’un an après. Je passe au CAF pour prendre les clefs de la maison que j’ai oublié en partant chez un copain, ma mère est assise en train de discuter avec des collègues, sa robe courte remontée jusqu’en haut des cuisses dévoile de longues jarretelles blanches qui retiennent difficilement les vieux bas noirs et on voit sa grande culotte rose bordée de dentelles qu’elle a du ressortir d’un fond de tiroir.

Une crise nostalgique sans doute car c’est la toute dernière fois.